Traumapsy
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Faire reconnaître le traumatisme psychique, aider les personnes qui en sont victimes et former les professionnels de santé à sa compréhension et à sa prise en charge. Association à but non lucratif, sans appartenance philosophique, politique ou religieuse.

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Sans blessures apparentes. Un article de JP Mari paru dans le Nouvel Observateur de décembre 2006.

Des milliers de soldats français souffrent de névroses de guerre

Liban, Tchad, Bosnie, Rwanda, Afghanistan, Irak, Côte d’Ivoire... En un quart de siècle, plus de 200 000 soldats français ont été envoyés sur tous les fronts. Beaucoup en sont revenus traumatisés à jamais. Une blessure, une « névrose traumatique de guerre » qui peut déboucher sur la dépression, la violence, le suicide. Jean-Paul Mari, qui a côtoyé ces hommes dans tous ces conflits, ouvre un dossier jusque-là tabou.


Le cauchemar a une odeur. Et le caporal-chef Philippe Guillaumot la connaît. Une odeur collante, lourde et âpre, mélange écœurant de maladie, de mort et de feu de bois humide. Pour s’en débarrasser, Philippe a tout essayé. Il a pris des milliers de douches, s’est savonné, frotté, raclé, rincé à l’eau de Javel, en vain. Il a mis le feu à ses tenues militaires et à son linge de corps, rien n’y a fait. « J’aurais aimé me brûler moi-même... » Douze ans après sa mission à la frontière du Rwanda, il lui suffit de fermer les yeux pour la respirer, collée à sa peau, sa gorge, son cerveau. Bien ancrée à l’intérieur de lui, indélébile. Pendant des années, dès qu’il s’endormait, son gosse unique serré dans ses bras, il se retrouvait aussitôt au volant d’un engin militaire de chantier, dans cette bananeraie de Goma, le corps ballotté au rythme des coups de pelle de son tracto-chargeur, à pousser des montagnes de cadavres boursouflés vers la fosse commune. Dans ces moments-là, tout lui revient, la chaleur humide de l’Afrique, l’odeur infecte et la nausée qui le submerge. Alors, il se réveille en sueur avec la sensation d’être sale, affreusement sale, jusqu’au plus profond de son être. Et il vomit. Le 15 août 1994, de retour chez lui, à Sausset-les-Pins, des feux d’artifice éclatent dans le ciel de Provence. Quand son épouse entre dans la chambre, elle trouve Philippe, colosse de 97 kilos, aplati sous le lit, à moitié nu, tremblant, les yeux écarquillés, son casque militaire sur la tête. Il hurle : « Cache-toi, vite ! Tous à l’abri ! » Elle le secoue, le gifle. Il se remet, explique : « Sarajevo, Rwanda... Tout s’est mélangé. J’ai cru à un bombardement au mortier. » Il pleure : « Pardonne-moi ! » Elle travaille dans un hôpital et comprend : « Philippe, depuis ton retour, ça ne va plus. Tu dois voir un médecin. » Cette douleur est une maladie, parfois incurable, et elle porte un nom, « névrose traumatique de guerre », un peu technique pour parler de l’effroi des hommes. C’est une blessure profonde, aussi grave qu’un membre amputé, un ventre déchiré, un visage emporté. Plus, peut-être, parce qu’elle mutile l’en dedans d’un homme, ses sentiments, sa mémoire, sa perception du monde. Il en souffre, à chaque minute de sa vie, jour et nuit. Surtout la nuit. « Mon cerveau est tordu comme un fil de fer serré..., écrit le poète Siegfried Sassoon revenu des tranchées. Et quand les lumières s’éteignent, les horreurs reviennent en rampant : le sol est parsemé de paquets de chair morte et d’os... » Première Guerre mondiale, 1939-1945, Indochine, Algérie, les grandes guerres sont loin, les poilus sont morts et les enfants du jour J ont des cheveux blancs. Pourtant, chaque année, la quarantaine de psychiatres et psychologues militaires français voient débarquer dans leur cabinet une foule de soldats, jeunes recrues ou vieux routiers, muets ou délirants, paralysés par une panique intérieure, avec la même plainte : « J’étouffe ! » Aujourd’hui, on ne parle plus de guerre, mais d’intervention extérieure ou d’opération de maintien de la paix. Reste qu’on se bat, qu’on tue et qu’on meurt. En un quart de siècle, l’armée française a connu le Liban en 1983 - 58 paras tués dans l’attentat contre le « Drakkar » -, le Tchad, ses combats et ses morts ignorés, la guerre du Golfe et la hantise des gaz, la Bosnie, martyre de Sarajevo et tragédie des casques bleus, le Rwanda du génocide, des machettes et des réfugiés, le Kosovo de la haine, des frères ennemis de Mitrovica, la Centrafrique, la Côte d’Ivoire, les émeutes d’Abidjan et le bombardement assassin de Bouaké, le Sud-Liban de la Finul, entre Hezbollah et Israël, et l’Afghanistan secret des Forces spéciales. Chaque soldat part pour quatre mois, de 10 000 à 15 000 hommes vivent en permanence sur le terrain. En clair, cela donne 45 000 militaires envoyés à l’étranger chaque année. En une dizaine d’années à peine, près de 200 000 Français ont été engagés dans les théâtres d’opérations. Quelques-uns sont blessés ou tués, la plupart reviennent sains et saufs, mais les autres, sans blessure apparente, souffrent d’un mal invisible. Et chacun a son histoire. Celle de Philippe commence le 2 juillet 1994 sur une base aérienne, à Istres, au 45e génie de l’air. Il a 27 ans, un Lorrain né à Metz, un homme calme, musclé, solide, qui se prépare à prendre des vacances avec sa femme et son gamin de 13 mois. Permission annulée : il doit partir sous 48 heures pour Goma, au Zaïre, près de la frontière du Rwanda. Mission : remettre en état la piste de l’aéroport de brousse que les Antonov 124, avions gros-porteurs du pont aérien humanitaire, arrachent à chaque atterrissage. 47 hommes embarquent avec leurs engins, du ciment à prise rapide et d’énormes sacs de cailloux ronds aux dimensions réglementaires. Ils partent pour un chantier, pas pour l’enfer. Au matin de leur arrivée, un capitaine les réunit, il est blême : « Je vous préviens, vous n’avez jamais vu cela. » A peine débarqués, Philippe et les autres se retrouvent dans une bananeraie à 10 kilomètres de la piste. Ceux qu’ils viennent relever ouvrent de profondes tranchées à coups de pelles mécaniques. A côté, des montagnes de cadavres attendent d’être enfouis. Philippe regarde ces tas d’hommes, de femmes, d’enfants, aux corps gris et gonflés par le choléra. En plein soleil, l’odeur insupportable l’asphyxie. « Tout le monde a vomi. On se demandait ce qui arrivait, où on était. Cette... « chose », c’était la fin du monde ! » L’instant d’après, il est en tenue, des gants blancs en plastique scotchés sur les poignets, un masque à poussière sur le nez. Un ancien lui tend un coton imbibé d’after-shave, et il prend les commandes de son tracto-chargeur. Des camions de 10 tonnes se succèdent, déchargent à même la pelle et repartent. Le godet de l’engin racle le sol, soulève, pousse et vide son contenu. Les engins ouvrent des tranchées de 4 x 4 mètres. 1,50 mètre de profondeur, une couche d’hommes, une couche de chaux, une couche de terre, la bananeraie devient cimetière, fosse commune, charnier. A la tombée de la nuit, ils sont ramenés au camp près de la piste : « Sur 10 kilomètres de route, les talus étaient couverts de gens couchés. Ils avaient l’air de dormir... » Au lendemain du 14 juillet, on les a vus arriver : un million de réfugiés, épuisés, malades, blessés, agonisants, somnambules au regard vide qui longent en silence le grillage du camp. Depuis, le flux est continu. Ils se couchent dans l’obscurité et repartent au matin, en laissant les talus jonchés de morts. La nuit, Philippe et les autres réparent la piste ; le matin, ils sont à la bananeraie. Goma empeste, le choléra gagne, il faut enfouir. De 7 heures du matin à 7 heures du soir, une pause en début d’après-midi, pendant vingt et un jours d’affilée ! Il perd 27 kilos, travaille comme un robot, respire son coton d’alcool, vomit chaque jour, et actionne sa pelle en détournant le regard quand les locaux doivent manipuler les cadavres à la main. Le soir, allongé sur son lit de camp, les yeux rivés sur son carré de toile, il ne parle plus, hanté par « ces êtres humains qu’on enterrait en masse, pêle-mêle, sans sépulture décente, sans prière, comme des chiens... un sacrilège ». Un matin, le premier camion arrive de l’orphelinat. Pour la première fois, Philippe craque : « Tous ces gosses ! Entre 3 et 6 ans, des petits corps... Je n’ai pas pu. Je suis descendu du tracto. » Il s’éloigne : « Cette mort alentour est en train de gagner, elle va forcément nous rattraper. » Il arme son pistolet automatique, le dirige vers sa tempe : « Soudain, j’ai vu le visage de mon gosse. Et j’ai remis le cran de sûreté. » Dans l’équipe, certains sont devenus silencieux, le regard éthéré. D’autres, rares, sont rapatriés, mais la plupart résistent, comme Philippe, soudés, unis entre eux par un fil magique. Et puis il y a l’adjudant-chef Fravalo - « un monsieur », dit Philippe -, qui leur répète avec humanité que ce qu’ils font est bien, parce qu’ils sauvent des vies. L’adjudant aussi encaisse sans se plaindre, jusqu’au jour où il voit « un enfant voler », un gamin léger projeté par un manutentionnaire dans la fosse. « En tombant, sa tête s’est retournée vers moi. Et le temps s’est arrêté... » Douze ans après, dans sa maison de Toul, l’adjudant-chef Fravalo a encore du mal à en parler : « J’ai vu ses yeux grands ouverts, deux grosses billes noires. Il me fixait. La mort me regardait. » Philippe a dû la prendre à bras-le-corps quand il a vu une femme descendre dans la fosse avec son enfant mort. Il saute de son engin, descend dans la tranchée : « On avait versé de la chaux vive, les corps en lambeaux bouillonnaient, il faisait plus de 40 degrés. J’ai marché sur ces pauvres gens, leurs corps craquaient sous mes pieds, je leur faisais mal ! » Il lui faut se battre avec la femme : « La maman s’agrippait à son gamin, hurlait qu’elle voulait rester là. J’ai dû la forcer à s’en séparer, pour la ramener en haut de la tranchée. Ce jour-là, au fond, l’odeur m’a pénétré pour toujours. » Heureusement, il y a eu Angelo, un miracle, sous la forme d’un corps inerte, un de plus, jeté sur un monticule de cadavres. Quand Philippe arrive à l’aube, les locaux piquent les corps à la baïonnette pour s’assurer de leur mort. Soudain, Philippe croise le regard d’un gamin : « Il était maigre, corps émacié, grosse tête, des yeux ronds, 6-8 ans... J’ai crié : « Stop ! » On l’a sorti de là. » Une semaine plus tard, soigné et nourri, le gamin est sauvé. Depuis, tous les soirs, Philippe a du mal à refermer les fosses dans la hantise d’enterrer des vivants : « Je restais là, à écouter, à l’affût d’un mouvement, d’un souffle, d’un soupir de vie. Parfois, j’avais l’impression que les morts me parlaient. » Vingt et un jours de travail, 2 000 mètres cubes déplacés, un chantier avec plan et sens giratoire pour camions, 1,5 kilomètre de tranchées, plus de 25 000 corps enterrés... Et puis, un jour, un ordre sec sur le chantier : « Guillaumot, au camp, fais ton sac, tu pars dans trois heures. » Philippe se retrouve assis dans l’avion, à la fois « surpris, soulagé et sidéré ». Soudain, il ne veut plus partir, avec le sentiment étrange d’abandonner les copains, de quitter un travail inachevé, d’être coupable. Le 7 août, à son arrivée à Istres, le ciel est bleu et la base est en vacances. Il rentre chez lui, embrasse sa femme et son gosse et s’enferme dans sa chambre, les yeux au plafond. « Parler ? Impossible ! Comment expliquer ce que j’ai vécu là-bas ? Comment voulez-vous parler de « ça » ? » Il essaie de revivre normalement, se couche chaque soir à 21 heures, mais l’odeur le réveille toujours, en sueur, pris de nausée, accroché à son tracto. Il ne quitte plus son enfant, le prend dans ses bras et pleure pendant des heures : « Je n’étais plus sur la même planète. L’armée autrefois était ma vie. Toutes nos valeurs, respect, humanité, dignité... Cela n’avait plus aucun sens. Il ne restait rien. Sinon la mort, l’odeur... Le néant. » Il lui faudra un an pour évoquer son « expérience très dure », trois ans et une nouvelle maison pour montrer les photos à sa femme, et dix ans pour lui donner le deuxième enfant qu’elle désire. « Pas plus que le soleil, la mort ne peut se regarder en face », dit François Lebigot, psychiatre aux Invalides. Quand elle apparaît, la rencontre est souvent violente, brève, inattendue. Il suffit de quelques dixièmes de seconde. C’est elle, la mort, dans les yeux de celui qui va vous tuer. Elle encore dans cet ami qui tombe à côté de vous. Elle toujours dans le regard d’un inconnu qui se voile. Le temps s’arrête, le cerveau est pétrifié, l’image, entrée par effraction, colle à l’esprit « comme une arapède sur un rocher », dit le psy. Dans ce moment d’« effroi », plus de peur, plus de pensée, plus d’émotion, plus de parole... C’est la rencontre avec l’inconnu, le non-sens absolu, le néant. « Toutes les horreurs blessent, la dernière tue », rappelle Alain Payen, spécialiste des traumatismes. « Vulnerant omnes, ultima necat »...A chaque heure qui passe, l’homme qui a contemplé la mort sait que le temps désormais n’a plus d’importance, qu’il vit à chaque instant ce moment « ultime », dit le psychiatre. « J’ai vu la mort, je me suis vu mort, je suis mort », traduit aussitôt le soldat victime d’un tel traumatisme. Dix ans après la guerre du Golfe, un conducteur de char consulte. Il est irritable, violent avec ses gosses et ne supporte plus la moindre contrariété. En franchissant un fossé dans le désert, il a dû mettre son canon à la verticale. De l’autre côté, il a vu le tube d’un T55 irakien pointé droit sur lui. Mort ! Même si un autre char français a pulvérisé la menace. « Tout ce qui ne vous tue pas vous rend plus fort », a dit quelqu’un... Quelle erreur ! On ne sort jamais indemne de ce baiser infernal. Certains se suicident ou le portent en eux toute leur vie. Chaque nuit, encore et encore, le même cauchemar à répétition les réveille, inondés de sueur, les yeux fous, bloqués sur la même image « là-bas ». « Le soldat a le cerveau d’un accidenté de la route qui vient de quitter l’asphalte et qui, de tonneau en tonneau, revoit les images en boucle », écrit Hélie de Saint Marc, qui parle de ses cauchemars comme « des sentinelles de la nuit ». Les somnifères n’ont que peu d’effet sur les fantômes, alors les possédés refusent de dormir, retardent le coucher en buvant des litres de café, crèvent d’angoisse dans la journée en redoutant cette horreur à venir. Rapatrié de Sarajevo, un caporal-chef, soldat d’expérience, a sombré dans l’alcool. Au retour d’une patrouille, en 1993, il est entré dans une classe d’école et a découvert tous les gosses égorgés sur leur pupitre. Dehors, il a rendu compte et a repris sa mission. Dix ans plus tard, libéré par l’armée, abandonné par sa femme, il erre dans les rues, obsédé par le retour de la nuit, du cauchemar où il se retrouvera au seuil de cette classe. Trois ans de traitement psy n’ont rien changé. L’homme est brisé, incapable de s’arracher au fantasme d’Isaac, de « l’enfant sacré et sacrifié ». Dans ces cas-là, les conséquences du trauma peuvent apparaître des années plus tard, après une période de latence. Comme ce soldat hospitalisé pour un horrible eczéma lui couvrant le corps et qui finit par comprendre qu’après s’être « vu mort » son corps exprime son sentiment de putréfaction. Ou ces deux parachutistes français venus évacuer des Européens et qui marchent dans les rues de Kigali juste après le massacre des Tutsis. Ils passent devant un horrible cadavre, la tête coupée en deux à la verticale, tachée de cervelle et de sang. « C’est curieux que tout cela ne nous fasse rien », dit l’un d’eux. Et ils s’en vont. Cinq ans plus tard, il est amené en consultation, le corps entièrement scarifié à coups de lame de rasoir. « Une plaie vivante. On l’a recousu et gardé », dit le docteur François Lebigot. Quinze jours plus tard, il recommence avec la même violence, comme s’il se mettait à la place d’un Rwandais massacré. Et un matin il arrive en hurlant à l’entretien : « Docteur ! Ça a explosé cette nuit dans ma tête ! J’ai compris... » Ce n’est pas l’image horrible de la tête tranchée qui le torture, mais le regard de la victime, « le regard terrible de celui qui avait vu son tueur, le diable en personne ! »... Après trois ans de traitement et une formation dans le Midi, l’homme est devenu forestier dans les Alpes : « Et il est venu jusqu’ici me présenter sa femme. » Guéri ! On peut en souffrir toute sa vie, en mourir ou s’en sortir, mais on n’échappe pas à cette blessure invisible. En 1939, les Britanniques comptaient encore 200 000 soldats pensionnés pour troubles psychiques datant de la Première Guerre mondiale. Entre juin 1944 et mai 1945, les Alliés traitent 15 000 soldats au sortir du front. En Algérie, les « événements » font 9 000 blessés psychiques. Au Vietnam, on estime à un tiers des effectifs les hommes affectés par leur séjour ; 9 000 se suicident à leur retour, et la moitié des SDF aux États-Unis sont des vétérans du Vietnam. Combien en France en un quart de siècle d’opérations ? Le temps n’est plus où l’on abattait d’une balle dans la tempe « le faible, le lâche, le traître », poilu saisi par l’effroi. Les psychiatres français n’utilisent plus l’hypnose ou le courant faradique pour redresser le corps des fous, mais il a fallu attendre 1992 pour que des hommes brisés aient droit à une pension d’invalidité de l’armée française. A Goma, le psychiatre militaire est envoyé « à l’avant », sur le terrain. Dès son arrivée, il réunit les hommes chargés des fosses communes. « Fous, nous ? Il allait voir ça, se rappelle Philippe. On est arrivé une casserole sur la tête, en tenant une brosse à dents en laisse... « Rex ! Tu viens ! » » Mais le soir même certains vont frapper à sa tente, le dialogue commence. A son retour en France, après l’épisode des feux d’artifice du 15 août, Philippe est revenu consulter, parler de l’indicible, des montagnes de corps, de la mère qui voulait mourir avec son enfant, d’Angelo, des soupirs qu’il guettait au bord des fosses, de son angoisse, de sa culpabilité, et surtout de cette odeur qui ne le quitte pas. « Sans les psys, je me serais mis une balle dans la tête », dit Philippe. Il a fouillé ce jardin secret, tabou, « cette chose qui nous liait dont on n’arrivait pas à parler, même entre frères d’armes. C’était à nous, entre nous. En parler, c’était porter atteinte à tous ces pauvres gens enterrés là-bas ». Avec le temps, il a mis des mots sur l’horreur, réussi à moins pleurer, à ne pas divorcer. A l’heure de la retraite, il a quitté l’armée et rêve d’aller vivre aux Marquises. Ne reste que l’odeur du cauchemar. Une odeur dont il n’arrive pas à se débarrasser. Peut-être parce qu’il ne le veut pas. Il en parle comme d’un message de confiance des morts, de ceux de la bananeraie, qui lui diraient merci pour avoir essayé de les respecter : « C’est ma fêlure, ma conscience, l’assurance de ne pas être un robot humain sans émotions. » Il ferme les yeux et semble respirer quelque chose au loin : « Cette odeurterrible est mon fil conducteur. S’il se brise, il ne me restera plus rien. Le néant. »

Jean-Paul Mari
21 décembre 2006

A lire :
« Les Traumatismes psychiques de guerre », par Louis Crocq, Odile Jacob, 1999.
« Psychanalyse du guerrier », par Claude Barrois, Hachette Littératures, 1993.
« Le Traumatisme psychique. Rencontre et devenir », par G. Briole, F. Lebigot, B. Laffont, J.-D. Favre et D. Vallet, Congrès de Psychiatrie et de Neurologie de Langue française, Editions Masson, 1994.
« Psychotrauma-tismes : prise en charge et traitements », par G. Vaiva, F. Lebigot, F. Ducrocq et M. Goudemand, Editions Masson, 2005.
« Sous le feu. Réflexions sur le comportement au combat », par le lieutenant-colonel Goya, CDEF.

Dernière mise à jour le dimanche 22 juillet 2007